Réécriture infantile d'Oedipe.
Les images du journal télévisé étaient suspendues dans l'air empesté de la cuisine, et parlaient, juste hachées par le tintement de la fourchette contre l'assiette, qui les ignoraient et ne les voyaient pas. L'oeil noir, mauvais du père et son sourcil froncé guettaient à la dérobée son lent va-et-vient, d'une lenteur qui s'étendait à n'en plus finir, une insupportable lenteur à abréger, au plus vite. Là ! Et la bouche qui dégueula les reproches mêlés à la nourriture, et les cris qui couvrirent d'un coup le défilé d'images. Tout cela dans un silence écrasant. Tout pesait et broyait l'enfant, qui n'avait faim de rien. Après ce soigneux dépeçage, tandis que la table tremblait, il ingurgita et remonta aussitôt dans sa chambre, suivi d'un regard furieux. Il ne s'empressa que dans l'escalier, pour distancer le noir que jamais il n'osait dissiper. La porte de son mutisme s'était refermée sur lui.
Il y avait les livres, beaucoup de livres et d'imagination pour dessiner leurs mots. Mais la poussière, au fil des ans, se déposait sur eux. Un jour, elle serait balayée par un souffle, pour alors voler en éclats dorés.
Il y avait les rêveries, de nombreuses rêveries, le jour ; mais la nuit, lorsque le noir s'infiltrait jusque dans les moindres recoins de sa chambre jaune et bleue, jusque dans son imagination et son sommeil - mais la nuit, de nombreux cauchemars. Une interminable poursuite, qui reprenait là où elle s'était arrêtée la veille. Un jour, elle serait vécue, à bout de souffle, pour alors voler le temps perdu et changer les rêveries en rêves.
Il y avait les dessins, des feuilles et de feuilles de dessins, qui voletaient en l'air et formaient un monde dansant de lignes et de visages riants.
Il y avait les peluches, trois peluches aux caractères tout à fait différent, qui s'animaient en l'absence de l'enfant et s'immobilisaient en sa présence, prêtes à recevoir son affection et lui rendre.
L'enfant lisait, mais n'avait jamais lu l'histoire d'Oedipe, pourtant il la vivait, pourtant il ne le tuerait pas. Il sera tué avant, à l'âge de dix-sept ans, et tuera à dix-huit. C'est là la fin et la suite de l'histoire, comme un drôle de livre, que personne n'a jusque-là essayé d'écrire.
Le souffle haletant, la lueur folle d'une lame fendait les feuilles, les livres et éventrait les peluches. Elle était à ses trousses et il courait à travers l'espace flou et lacéré, dans une cachette qu'il connaissait bien : il lui fallait fuir cette lueur blanche et acérée qui l'aveuglait, il lui fallait s'enterrer vivant et attendre là, allongé, le coeur battant, secouant en rythme la terre humide et sombre qui recouvrait sa blancheur. Il attendait. Et voilà la lame, comme une bête, en train de gratter frénétiquement, de remuer, de retourner et d'ébranler la terre. Elle l'en tira, tout merdeux, par les cheveux, et enfonça son oeil étincelant de fureur et noir de terre dans le ventre de l'enfant, lentement, et en sortit, lentement. Le sang ne perlait pas. Les enfants n'ont pas de sang dans leurs cauchemars, ni dans leurs rêves, ils n'ont qu'un cri - de joie ou de douleur - qui coule dans leurs veines. Son cri, ainsi que son corps, alla se perdre dans la poussière.